La consommation, le téléviseur, et Homo Sapiens 2.0

Il est difficile de situer ce moment pivot de l’histoire. Un tournant capital pour la civilisation qui changea le rapport que nous entretenons avec les consommables. A une époque reculée, quand l’Homme avait un besoin que la nature ne satisfaisait pas, il inventait l’objet de ses désirs. L’existence du consommable ne précédait alors jamais l’existence du besoin. La demande faisait ainsi l’offre. Dans la même logique, l’acte d’achat demeurait subordonné à la santé économique du ménage, la satisfaction du désir est refoulée loin derrière la peur de l’endettement. Avant ce tournant historique, seuls les besoins, et non les désirs, pouvaient faire basculer le choix du consommateur vers l’option « dette », considérée alors comme une problématique nouvelle pour le ménage, et non comme une solution.



Il était une fois…l’inversion du paradigme

Puis naquit Homo Sapiens 2.0. Un champ lexical néoformé se rapporte dès lors à la consommation. Pour l’essentiel des anglicismes, pour le reste, « prospect », ou même «consommateur » dresse le portrait d’un personnage évanescent, dont l’existence même a pour but d’aboutir à l’acte d’achat. Un paragraphe plus haut, l’acte d’achat venait en bout de chaîne, après le besoin, l’innovation, et la réalisation. Avec l’Homme Moderne, c’est la même chose, dans le sens inverse. C’est ainsi que l’acte d’achat devient le but, l’aboutissement. Il n’est pas un moyen de répondre au besoin, c’est la réponse au désir qui devient un moyen de provoquer l’acte d’achat. Cette inversion du paradigme a eu un effet extraordinaire pour l’innovation.

Une simple vue d’esprit a fait que jamais le terme «révolution technologique» ne fut employé autant de fois en si peu de temps. Cette vue d’esprit, « c’est l’offre qui fait la demande», a créée le netbook, puis a rendu le processeur Atom N260 complètement caduque en l’espace d’une année. Une fois le consommable créé, la communication entre en jeu. Elle joue le rôle de catalyseur pour la consommation. Plus on maîtrise la communication, plus le désir d’acquérir le consommable est grand, mais ce dernier ne peut durer dans le temps que si le consommable se révèle in fine indispensable. Autrement, et c’est le sort de la majorité des consommables, le désir de leur acquisition s’étiole une fois que la communication laisse place à l’utilisation concrète. Voilà pourquoi la Xbox 360 se vend plus que jamais plus de 5 ans après son invention, alors que personne ne se rappelle de la NGage, la «révolution des consoles nomades». Ainsi, innover devient un pari. Est-ce que cela va créer un besoin et aboutir sur beaucoup de conso ou choir dans les limbes de l’oubli ? Qui se souvient de la Dreamcast ? Et dans quelques années, qui se souviendra des lunettes 3D autrement que comme une blague de mauvais goût ?

Le destin des consommables inadaptés à l’offre, que ce soit par manque d’intérêt absolu (NGage) ou relatif à l’offre concurrente (Dreamcast), est certes tragique mais moins important que certains effets de l’inversion du paradigme sur la réalité économique du ménage. Avant l’inversion, « j’achète selon mes moyens ». Après, « j’achète selon ce que pourraient éventuellement devenir mes moyens ». Le comble du raffinement, la dernière branche sur l’arbre d’évolution de l’Homme Moderne, c’est l’achat instantané. L’algérien est à l’abri pour des raisons purement philosophiques. Bien que le paradigme soit en cours d‘inversion, signe de progrès, le crédit garde son caractère grave. Il y a encore écrit « danger » et seuls les besoins (immobiliers, professionnels,…) justifient encore l’endettement. Sous d’autres cieux cependant, l’exemple typique, systématiquement employé par les bienpensants dans les talkshow pour illustrer ce rapport à la consommation, c’est l’écran plasma.

Il était une fois…le téléviseur

Bien que l’ordinateur soit la pierre angulaire de la civilisation, le téléviseur est l’outil par lequel l’Homme Moderne a vu le jour. Justement qualifié d’ancêtre d’Internet, il reste dans notre pays la TIC par excellence. 2,5% des ménages connectés au Net pour 100% d’immeubles tapissés de paraboles, ce qui achève de démontrer que notre paradigme n’en est qu’à sa phase bêta. Pour rentrer dans le moule de « ces quantités de choses qui donnent envie d’autres choses » comme chantait le poète, la TV a fait peau neuve. Plus plats, puis plus grands, puis plus fins, plus en relief, et plus éphémères que jamais alors que ce bon vieux tube cathodique a vécu plusieurs décennies. La révolution dure environ un an, la HD, full HD, LED et record absolu de vitesse, la 3D avec ses lunettes.

Le LED coûte cette année moins chère que le LCD de l’année dernière, le marché souffre de télescopages entre les annonces et la décision du passage à l’acte d’achat. Combien ont ainsi fini par acheter un fullHD alors qu’ils n’ont aucune source d’images en fullHD chez eux! Avec Toshiba, c’est une autre étape qui est franchie, l’innovation imminente avant même que la révolution précédente n’ait eu le temps de se retrouver sur le marché. Ce qui était « des lunettes révolutionnaires pour voir de la 3D stéréoscopique chez vous !» devient « ces lunettes ridicules qui fatiguent vos yeux !», pendant que l’idée même de contracter un 4ème crédit pour acheter un téléviseur 3D trottait dans l’esprit de la ménagère de moins de 50 ans quelque part en occident. Une fois ces changements opérés, il a bien fallu aller plus loin, car « ce qui est nouveau suscite le désir d’achat ». Alors, on a fait du nouveau, cela s’appelle la TV connectée, avec comme argument massue « vous pouvez voir YouTube sur votre télé !».

Le développement de contenu sur ce nouveau support, quelque soit la richesse future de ce contenu, ne peut théoriquement pas excéder celui des smartphones. Il n’y a donc aucune plus value actuelle à la TV connectée parce qu’il n’y a aucune difficulté à accéder à YouTube par d’autres moyens. Si cela réduisait l’effort nécessaire à fournir pour accéder à ce contenu, l’existence du produit est théoriquement une « bonne idée», mais le smartphone s’en occupe parfaitement. La TV connectée, à la vue du contenu actuel, est donc un cas d’école. C’est l’acte d’achat qui va soutenir cette technologie et non la technologie qui soutient le comblement d’un besoin quelconque, par ailleurs déjà comblé.

De retour chez nous, il est rafraichissant de constater la vivacité du marché et la diversité des marques en concurrence. La consommation change avec le degré de connaissance qu’acquiert le consommateur quant à la technologie, chose que le téléviseur assure toujours, soutenant de manière invisible les désirs précurseurs de la majorité des actes d’achat des algériens. Cela dit, et pour conclure sur une question ouverte, est-ce la sagesse de l’individu qui est à l’origine d’une consommation intelligente, ou est-ce le décalage entre prix et pouvoir d’achat qui simule la sagesse ?

Oussama ZIOUCHI / N'TIC 51 - FEVRIER 2011